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Journal d'un écolier en 1812

 
Extrait de la brochure « le Collège de Delémont (1812 – 1962)
Éditée en 1962 à l’occasion du 150e anniversaire du Collège de Delémont
    
Delémont en 1812
 
JOURNAL DE L’ECOLIER DELEMONTAIN HENRI-JOSEPH CUENIN, ELEVE DU COLLEGE*
 
10 janvier 1812. L’année s’annonce mal. Les céréales ont subi une hausse générale depuis l’automne dernier. Il n’y a cependant pas pénurie pour l’instant à Delémont. Le préposé au magasin de fourrage de la ville a fait publier par le crieur public l’état des réserves, soit :
• trente quintaux dix-neuf livres de foin,
• vingt quintaux soixante-dix livres de paille,
• soixante-trois boisseaux d’avoine.
Les petites gens auront faim et les gras bourgeois, une fois de plus, ne souffriront pas de la famine, grâce à l’appoint des marchandises de contrebande, achetées à prix d’or. Dans la Confédération voisine, la situation n’est pas meilleure. La Diète envoie lettre sur lettre à l’Empereur, évoquant en termes émouvants, les souffrances du pays. Mais la seule chose qui intéresse l’Empereur, c’est de savoir si les pays alliés et sujets peuvent lui fournir autant de soldats qu’il en attend.
 
20 février. Une grande affiche a été apposée sur les murs de l’Hôtel de Ville : la conscription.
Ce seul mot fait trembler bien des familles. Les conscrits de Delémont devront se présenter le 27 mai au matin. Le maire, M. Verdan, est ensuite chargé de faire surveiller leur départ pour le service de l’armée. Beaucoup chercheront à s’y soustraire. Il n’y a plus de honte à être déserteur aujourd’hui, preuve en soit le grand nombre de ceux qui se cachent. Seules quelques
têtes exaltées  se réjouissent encore des victoires de la France. Les gens sont tristes. M. Paul Rais, à la Grande-Rue, a dû vendre sa maison et réaliser tous ses biens pour payer les 1900 francs d’amende requis, son fils, apprenti marin, étant porté déserteur en Bretagne. Combien d’autres songent à leur fils combattant en Espagne, et dont ils sont sans nouvelles.
 
25 mars. M. Cortat a reçu aujourd’hui du vin de Malaga par le coche de Bienne. Pareille chose n’était plus arrivée depuis longtemps.
 
2 avril. Un voyageur, venant des Montagnes, a raconté à mon père qu’à Saignelégier, des jeunes gens avaient épousé des vieilles de quatre-vingts ans pour échapper à la conscription. Mais la ruse a été vite inventée. D’autres se sont brisé les dents, afin de ne pouvoir déchirer l’enveloppe des cartouches. Ils ont dû partir cependant dans les trains d’artillerie.
 
1er mai. Le printemps est là, et chacun est de meilleure humeur. Les choses parfois ne sont pas si désespérées qu’elles paraissent à l’imagination. La ville est embellie à présent par la Promenade ceinturant les remparts de la Porte de Porrentruy à la Porte aux Loups. Les jeunes arbres plantés ont fort belle allure, et tous les bourgeois déambulent le soir pour admirer la nouvelle merveille.
 
12 mai. Cette date, je l’inscris en grandes lettres dans mon journal. C’est aujourd’hui en effet que je suis entré au Collège de l’arrondissement départemental. M. Holz, sous-préfet, M. Verdan, maire de Delémont, et M. Gorobuau, général en retraite, ont procédé ce matin à l’ouverture solennelle de l’établissement placé dans l’ancien couvent des Ursulines. M. l’abbé Hennet, curé de Delémont, et ses vicaires ont immédiatement commencé les cours. Mon ami Benjamin est aussi heureux que moi à la pensée de pouvoir étudier. Lorsque nous sortirons du Collège, nous pourrons, nous a-t-on dit, entrer dans l’administration  et même prendre des grades dans l’armée.
 
15 juin. Les versions latines et les participes passés ont de la peine à entrer dans mon cerveau, spécialement en cette saison, où nous travaillons sur les champs de la Communance jusqu’à la nuit tombante. La fenaison s’annonce bien, Dieu soit loué.
 
27 juin. Un avis officiel arrivé par courrier spécial a été placardé en ville. Une immense armée, celle de vingt nations, conduite par l’Empereur, a pénétré en Russie. Cette nouvelle inouïe, colportée aussitôt de porte en porte, cause plus d’inquiétude que d’enthousiasme. On craint pour les jeunes gens engagés au 24e régiment, au 61e de ligne et dans la division Merle.
 
12 juillet. J’ai été réveillé la nuit passée par des craquements sinistres, et les fenêtres de ma chambre étaient rougeoyantes. M’y précipitant, je constatai avec effroi que la demeure de mon ami Benjamin était en feu. Au même instant, la cloche de Saint-Marcel sonna le tocsin. Je sortis en hâte. Déjà de nombreux citoyens formaient la chaîne du brasier à la fontaine de la Vierge et à celle de Saint-Maurice. Benjamin, que je pouvais distinguer de loin, travaillait avec une hâte fébrile. Les seaux en cuir bouilli passaient rapidement de mains en mains. Ah ! si tous les jeunes partis aux armées avaient été là, les flammes auraient pu être combattues avec plus de rigueur. Au petit matin, fourbu, l’incendie maîtrisé, je suis retourné dans mon lit, mais sans trouver le sommeil.
 
20 août. Les nouvelles les plus incontrôlables circulent. Napoléon aurait pris Smolensk, Napoléon serait aux portes de Moscou ! Ce diable d’homme ne trouvera-t-il jamais son maître ?
 
18 septembre. L’Empereur est entré à Moscou ! Cette nouvelle tant attendue et quasi incroyable a été communiquée aujourd’hui au sous-préfet. M. Hotz a aussitôt ordonné aux autorités civiles et militaires de se trouver à 1 ½ h. à la sous-préfecture pour se rendre ensuite en cortège à l’église et y chanter un Te Deum d’action de grâces. Le maire, M. Verdan, a convoqué également la compagnie d’élite de Delémont. A l’heure dite,  le sous-préfet et les autorités sont arrivés dans l’église Saint-Marcel entre une double haie formée par les gendarmes et la compagnie de grenadiers de la garde nationale. Les militaires ont fière allure avec leurs grandes guêtres noires montantes, leurs plumets rouges et leurs habits bleus à longues basques. Le peuple, lui, s’est intéressé médiocrement à la cérémonie, qui se renouvelle à chaque victoire de l’Empereur et qui lui coûte si cher.
 
7 novembre. L’hiver s’est installé subitement, et de façon terrible. Dès les premiers jours de novembre, le temps s’était chargé de sombres vapeurs, et, peu après, une neige abondante, poussée par un vent violent, a couvert toute la campagne. La neige a atteint aujourd’hui une telle hauteur, qu’on a été obligé d’ouvrir les chemins pour rassurer les communications. Tous les regards sont tournés vers la Russie…
 
9 décembre. La gendarmerie a arrêté hier soir à la Fleur-de-Lys un voyageur colporteur de mauvaises nouvelles. En plus de l’incendie de Moscou, événement déjà connu, il a révélé que le 61e de ligne avait péri tout entier dans l’attaque de la redoute de la Moskowa. Ceux qui conservent l’espoir de revoir vivants leurs fils partis en Russie sont peu nombreux. Un morne désespoir s’est abattu sur la ville.
 
20 décembre. Il fait – 20° centigrades. Une épaisse couche de givre couvre les carreaux des fenêtres. Les pauvres gens ont faim et froid. Hier, le sous-préfet a fait arrêter trois jeunes gens qui criaient : « Vive notre Prince, à bas Bonaparte ! »  Depuis que le désastre de la Bérénisa a été connu, la gendarmerie a redoublé de sévérité. Les malheureux conscrits réfractaires sont pourchassés sans merci et passent souvent enchaînés par les rues de Delémont. La sous-préfecture est assiégée par les mères et les épouses des soldats. Elles viennent jusque des villages les plus éloignés de l’arrondissement, pour savoir si leurs proches en ont « réchappé ». De réponse, il n’y en a pas… Misère de nous !
 
 
*   Ce journal fictif relate au jour le jour la vie d’un écolier delémontain en l’an 1812. Si le personnage n’a jamais existé, les événements et les noms cités sont en revanche rigoureusement authentiques. Ils ont été puisés dans des ouvrages d’histoire générale, d’histoire suisse et d’histoire jurassienne faisant autorité, et ont été complétés par une compilation des archives de la sous-préfecture du 2e arrondissement du Département du Haut-Rhin se trouvant actuellement aux Archives cantonales à Berne. Travail réalisé par les élèves de 1re P, série 1961-1962, sous la direction de leur maître d’histoire.

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